jeudi 14 novembre 2013

Recovery


    Vincent Mauger Des abscisses désordonnées Centre d'art Micro Onde





Dans le désordre, quand je tente de retrouver le fil narratif.


2006
Elle pousse la porte d'un musée, nichée dans une maison de maître, et sur les murs, on aperçoit des collections de papier peint, une production du patrimoine local. C'est une manufacture de tapisseries. Elle pose son regard sur les décors panoramiques, histoire coloniale, scènes de ports exotiques, brigantins aux voiles blanches, quais en bois d'acajou, voyageurs enturbannés, portefaix hâlés ployant sous les bagages et plus loin des femmes au teint clair, revêtues de robes à crinolines, semblant rejoindre des maisons à colonnades, leurs servantes, portant caracos de madras et chemises blanches, fermant la marche.
Nostalgie devant ces impressions chamarrées et puis irritation, le monde n'est pas comme ça, elle imagine des panneaux pour chambre d'enfant, pas les sujets naïfs, pas des personnages de cartoons, mais des planches inattendues, de loin ce ne serait que bluette, on s'approcherait et on découvrirait des carcasses de voiture soulevées par des engins de levage, des pièces détachées d'occasion, de face de profil et en coupe, des plans de véhicules cabossés, leur forme après l'accident, le croquis d’un objet non dans sa forme d’usage mais dans son devenir ultime, l'image de sa destruction comme un présage de ce qui ne peut manquer d’arriver. L'envers du décor.
Cela se passe à C., mais C. ne lui dit rien. A ce moment où elle prépare l'installation, elle ne voit que les maisons bleues à colombage, les usines au crépis rose, les hangars au toit ondulé flambant neuf, tout est pimpant ici, une plaquette touristique. Même les casse autos sont esthétiques, l'une d'entre elles entourée d'une palissade repeinte de frais avec par-dessus les empilages d'autos, une grue d'un jaune flamboyant, presqu'un jouet en taille XXL.

Cela se passe à C. Mais C. ne lui dit rien.


1963

Je suis chez Grosati et ça chante chez Grand-Père. J'ai un air dans la tête, Guillaume Tell, l'Ouverture, je l'ai écoutée sur le Pathé-Marconi de mon père. Sur la pochette du disque, la Voix de son maître, la tête de chien près du cornet à sons résonne comme le "papa a toujours raison" qu'il lance d'un ton moqueur. Le meuble est en faux-bois ou en teck, avec plateau à plusieurs disques. Deutsche Grammophon, la joyeuse cavalcade, on entend les chevaux, les hommes échevelés, carquois et flèches dans le dos, ça emmène, ça évoque la Suisse. Et la Suisse c'est Grand-Père. Guillaume Tell, un héros, il gagne contre les forts, la libération, les cantons, Grosati raconte et ça ne fait pas mythe. Canton de Uri, suspend le i en l'air comme l'écho en montagne, Interlaken, et chères à son enfance les villes de Brunnen, Reuti, l'émotion des noms de pays comme en leur creux même. Les syllabes qui roulent dans la bouche. La musique se fait douce quand se taisent bruits de bottes et de sabots. Comme ça que je me glisse dans ce cœur des hommes qui pleurent leur Heimat, oh Weh, quelque chose d'une faille qui m'accepte. Puis ça repart en rythme, la vie chez Grosati, on écoute la musique suisse, l'accordéon, le violon, la contrebasse, et sa voix qui yodle.


Salon de l'automobile. Sortie de la Peugeot 404 Coupé injection, peut rouler jusqu'à 160km/heure, consomme 10 litres au cent. Prix : 20 000 francs. Sans doute la plus chic de la gamme. La 403, le modèle précédent, a été présentée en 1955 au public.


1974
Mort de Pompidou, c'était en avril, le 2 avril 1974.
On s'était mis au bord du canal dans ce chemin sombre près de l'Ecluse, c'est là que ça a eu lieu. Qu'en dire si ce n'est que ce fut fait. Et en repartant, on a vu sur la télé de la maison de l'éclusier une photo de Pompidou dont on annonçait la mort, c'est comme ça que je me rappelle aujourd'hui la date où j'ai pour la première fois.


2006
A la Synagogue de Delme, près de N., cheval à hue et à dia.
Je me souviens de cette installation de Maïne à la Synagogue, je crois que c’est ici que le curateur de l’Office de C. l’a rencontrée et qu’il a eu l’idée de l’inviter.
On lui avait donné une de nos Carte blanche pour faire ce qu’elle voulait de notre espace. Delme est une ancienne synagogue, dessinée d’après les plans de la synagogue de Berlin avec son dôme et son style mauresque et byzantin. Maïne avait créé une sorte de nursery dans la salle carrée du bas. Par sa petite taille, la pièce évoquait le cocon d’une chambre d’enfant. A l’ancien endroit correspondant au tabernacle du Temple, là où on met la torah dans la tradition juive, elle avait dressé un berceau vide, au dais recouvert de dentelle blanche, doublé d’un lacet de guipure en led bleu, qui retombait de chaque côté.
Un peu plus loin, elle avait installé un cheval à bascule toujours en mouvement et un grand coffre en osier, qui débordait de jouets métalliques, de toupies, de grosses autos, de vieux bus multicolores, ça donnait le sentiment que la chambre venait d’être quittée. Sur le mur, s’affichaient des photos représentant les jouets d’enfant, ceux-là mêmes aperçus dans la malle, mais en sépia, évoquant un monde révolu.
Au premier étage, il y a une coursive qui surplombe la salle carrée, qu’on avait repeinte en blanc, et que Maïne avait voulu laisser dans l’obscurité, elle est bordée d’un balcon - les visiteurs pouvaient apercevoir le tabernacle en se penchant. Elle avait sonorisé l’espace, des murmures, des mots, silence, chut, puis une voix d’enfant s’élevait et chantait des comptines en anglais. Le spectateur se penchait, découvrait un berceau vide et demeurait muet à l’écoute des nursery rhymes.
Oui, je crois que cette installation a amorcé le sillon que Maïne trace depuis cette époque, enfance et automobile, dans lequel il est toujours question de disparition, rendant compte de la difficulté à faire œuvre d’art aujourd’hui.
Le berceau vide ? Sans doute, la trace de l’art, disparu.

1963
Cinq ou six énigmes à déchiffrer ou du tort de n'être qu'un témoin auditif.  
Ma tête entre les barreaux de la grille d’entrée, les traces sur la route les longues traces grises pour les pneus sur le bitume et puis plus loin la tache noire, presque ronde, et des toutes petites, juste à côté. Les taches, pour quoi ?
Les marques au sol, c’est sa trace, c'est tout ce que je devine. 





dimanche 15 septembre 2013

Recovery





Ce serait un instant bref, où tout serait déjà là, où il n'y aurait qu'à cueillir la brassée de pivoines, rassemblées en bouquet, dans ce moment où la bonne métaphore enfin apparaîtrait, ce moment où Mrs Dalloway sait qu'elle s'occupera de l'achat des fleurs, cette inspiration où la gigantesque fourmi de Louise Bourgeois fait symbolon, dans la simplicité de ce brin d'herbe qui résiste entre les pavés, où Doris Lessing parvient à se réunir, dans ce temps de l'enfance d'Aharon Appelfeld où il ne sait plus quelle est la langue en lui, qu'une pensée préexiste qui vit de sa vie de pensée, dans la descente dans les eaux à la poursuite du piano chez Jane Campion quand on sait qu'on remontera, dans la foulée au pressoir ce jour de vendanges tardives plus lumineux qu'un printemps. Le temps référentiel, celui de l'écriture. 

Christine Simon 

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Chapitre 1


Revenue dans ce quartier de l'enfance, -la rue est longue qui passe devant la maison, on ne sait par quel bout la prendre, et il y va de cette rue, mais aussi d'une autre-, par où commencer, peut-être au Crépont, un carrefour à quelques dizaines de mètres de la barrière, sur l'axe de l'usine, sur le parcours d'une route qui mène à

Pour donner l'allure, on partirait sans doute de cette brasserie, où on n'est jamais entrée enfant, traverse le souvenir d'un lieu joyeux et bruyant où se côtoient des hommes en costumes et des ouvriers en bleus de travail, les mots qui reviennent c'est "ingénieur", "OS" ou "manoeuvre", tous désignés par leur poste là-bas, c'est un point de passage, qui fait se rencontrer les travailleurs venus des quartiers qu'on n'appelle pas encore résidentiels et ceux des "blocs", c'est l'expression, on ne dit pas "cité" à cette époque, tout ce monde qui vient boire un verre, faire quelques parties de belote et se mélanger au sortir du travail.

En passant devant la zone interdite, qui a dit qu'elle l'était ? on les entend, la porte est presque toujours ouverte, ils rient à de bonnes blagues qu'on ne comprend pas, on glisse quelques regards curieux. Le moment le plus difficile, c'est le samedi soir quand ils sortent ivres, s'appuyant sur tout ce qui se présente, et c'est parfois sur soi, on ne se souvient pas avoir bifurqué à cet endroit pour éviter le trottoir envahi, on marche droit, sans regarder, s'il le faut on esquive les gestes malencontreux et on n'a jamais été inquiétée. Dans la ville, se trouvent quelques endroits comme ça, des zones rouges et noires, qui imposent un certain rôle, peut-être est-ce une main qui soudain se crispe autour de la sienne qui signale qu'il faut faire attention.

Crépont, on dirait un juron, un de ceux du grand-père, celui de l'autre rue, Crénom de, s'arrêtait toujours au bord,

trace du petit train du dimanche soir où on restait jusqu'à la fin du générique pour lire le nom d'un technicien, qui s'appelait Serge Nomis. On croit qu'il était technicien du son, mais la vidéo de l'INA consultée s'arrête avant, on ne pourra pas vérifier, en tout cas certitude de Nomis, qui décline le mot "ulcère", mais qu'on inscrivait intérieurement dans la déclinaison de "nomen" ce nom de l'être, de la personne, de la chose, qui aurait fait "nominis" au datif pluriel, mais on lui préférait "nomis", parce que cette forme faisait palindrome du nom.

"petit train de la mémoire", jamais mémorisé le titre entier, un interlude de Maurice Brunot, l'auteur, zoom sur un insecte qui butine dans la fleur, puis sur une chèvre qui broute à la branche, une tortue aussi, très lente, comme ce petit train qui pénètre le bâtiment, on le voit s'enfoncer dans le tunnel, on compte le nombre des wagons à l'entrée, à l'époque on les appelait ainsi, et ressortir un peu plus loin, le compte est bon à la sortie, on peut poursuivre. Images par images, la petite musique irrigue la carte postale, met des nappes de petits dessins humoristiques sur les parois mobiles, sert le couvert et on mange ces Delikatessen, la petite musique qui met la vie en marche.

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Sur la table de placage acajou, qui fait deux mètres cinquante de long, un agenda du passé, l'album photo, un livre ouvert dont on lit la couverture, Le livre des questions, un sachet de papier kraft sur lequel est inscrit Recyclable, un flacon d'un parfum, cette pointe d'algue et de lilas si discrète, plus loin un numéro 8, sur la couverture d'une revue, tout un programme, le numéro est de Marges, Université de, elle est en équilibre au bord de la table, à l'autre extrémité un vieux sac de cuir gueule béante qu'on a troqué pour une création de tissu, la ribambelle des branchements, des ordinateurs, des écrans, l'emballage d'un enregistreur pour une voix à venir, et le bougeoir à pampilles, acheté sur un marché l'été 2012, rose indien et fer forgé foncé, une indication de la relation déjà entre la lumière et le support, et puis juste au-dessus de la page, la lampe penchée d'un jonc suspendu au bout d'une longue tige qu'on peut régler, un luxe, et l'ombre d'un chapeau qu'on n'a pas voulu ranger.

Et là devant soi, des pages, des centaines de pages, parfois de quelques lignes ou des saynètes de plusieurs paragraphes, chaque billet représente un fichier à l'écran, qui s'accumulent sur la marge de gauche, et par le petit ascenseur qui permet de descendre dans les caves du dossier, on les voit se présenter en parade menaçante de titres qui se succèdent, chacun étant un morceau d'un récit que ne complète pas le suivant, le mot parade n'est donc pas le bon, parce que ça ne fait pas un tout, juste un amas, on imagine une Shiva tentant de les saisir, avec ses cent bras de les rassembler, mais même cette vision n'aide pas, parce qu'aux cent billets rajouter cent bras n'a jamais fait autre chose qu'une figure étrange, tendant son miroir au visage en face d'elle. On est au pied de son mur, on doit faire quelque chose, ça pourrait s'appeler Journal, mais ce n'est pas dans l'ordre chronologique, "roman monde" comme on dit dans les magasines mais là c'est un peu tôt pour le dire, non, c'est tout simplement une stratification, si on faisait l'état des lieux, on a à faire à une accumulation de bribes à multiples sujets, et la seule chose qu'on pourrait en dire, c'est "mire", la figure à pixels, l'énigme à images, le rassemblement au carré des interrogations.


Je ne peux vous dire quoi en faire, là s'arrête mon rôle.

Oui, là, je suis seule, mais je suis prête, je crois.

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Qu'est-ce qui est premier de l'aube ou de l'aurore ? L'aube n'est pas couleur, elle apparaît du plus profond de la nuit, elle est transparente, blafarde. Puis l'orangé s'affiche, celui du soleil qui se lève, l'aurore apparaît quand l'aube s'efface. Dawn pour l'aube, aurorus ou sunrise pour l'aurore.

Sensation d'être sur ce pont de Brooklyn plongé dans le brouillard et marchant de découvrir peu à peu un câble d'acier, une balustrade métallique, sur le côté un banc, jusqu'au dévoilement des prochains segments qui permettront d'avancer. Comme si l'instant d'éveil n'était qu'en rupture, alors que dans l'oeil du viseur, il y a quelque chose entre l'aube et l'aurore, ce moment du Golden Dawn qu'on appelle aube dorée, un entre-deux, sans cette promesse qui fait lien, on n'oserait pas entrer dans la ruche de l'enfance.

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La rue de Belfort aujourd’hui bute sur l’usine, sur les vestes de caoutchouc d’un atelier empêtré, l’atelier mécanique, quand le ciel rougeoie, qu’il souffle un vent de bise le long de l’Allan depuis que le courant en a été aspiré par un détournement, ici oui, on détourne les rivières, quand on décide que le capitalisme sera roi, nul obstacle ne résiste, nulle opposition possible et pas d’utilité publique, obtempérez, alors les têtes se baissent, les voisins avoisinent, les paroles de qu’est-ce qu’on y peut y fricotent avec les ça s’ra mieux, cul-de-sac, on détourne la rivière et même la nationale, tout le monde de Belfort à Sochaux tombera sur le portail : Peugeot, c’est écrit dessus.
Il fut un temps où la rue de Belfort allait à Montbéliard, et juste avant bifurquait à gauche, s'échappait dans les hauteurs pour rejoindre Etupes puis Exincourt. Elle prenait son élan, changeait de nom en passant, elle avait le bras long et très vite en méandres, elle passait la mairie et redescendait devant chez grand-père, dans la maison de Suisse, celle du yodle et des petits petons de Valentine.
Voilà la seconde rue. Rue des Ecoles. Ce sera un montage, deux rues se rejoignant. 1,71 km à vol d'oiseau. Rue de et Rue de, les deux segments d'un quadrilatère, le périmètre dans lequel on s'inscrit, et dans l'enfance il représente le territoire donné, dans lequel on fait l'apprentissage des nuages, des reliefs du terrain et de la différence entre un tissu urbain et un bain de village. D'une autre langue aussi.

Rue des Ecoles, la première fois qu'on se souvient.

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Cinq ou six énigmes à déchiffrer ou du tort de n'être qu'un témoin auditif | Ma tête entre les barreaux de la grille d’entrée, les traces sur la route les longues traces grises pour les pneus sur le bitume et puis plus loin la tache noire, presque ronde, et des toutes petites, juste à côté. Les taches, pour quoi ? Les marques au sol, c’est sa trace, c'est tout ce que je devine. Exincourt (1963).