Vincent Mauger Des abscisses désordonnées Centre d'art Micro Onde
Dans le désordre, quand je
tente de retrouver le fil narratif.
2006
Elle
pousse la porte d'un musée, nichée dans une maison de maître, et sur les murs,
on aperçoit des collections de papier peint, une production du patrimoine
local. C'est une manufacture de tapisseries. Elle pose son regard sur les
décors panoramiques, histoire coloniale, scènes de ports exotiques, brigantins
aux voiles blanches, quais en bois d'acajou, voyageurs enturbannés, portefaix
hâlés ployant sous les bagages et plus loin des femmes au teint clair, revêtues
de robes à crinolines, semblant rejoindre des maisons à colonnades, leurs
servantes, portant caracos de madras et chemises blanches, fermant la marche.
Nostalgie
devant ces impressions chamarrées et puis irritation, le monde n'est pas comme
ça, elle imagine des panneaux pour chambre d'enfant, pas les sujets naïfs, pas
des personnages de cartoons, mais des planches inattendues, de loin ce
ne serait que bluette, on s'approcherait et on découvrirait des carcasses de
voiture soulevées par des engins de levage, des pièces détachées d'occasion, de
face de profil et en coupe, des plans de véhicules cabossés, leur forme après
l'accident, le croquis d’un objet non dans sa forme d’usage mais dans son
devenir ultime, l'image de sa destruction comme un présage de ce qui ne peut
manquer d’arriver. L'envers du décor.
Cela se
passe à C., mais C. ne lui dit rien. A ce moment où elle prépare
l'installation, elle ne voit que les maisons bleues à colombage, les usines au
crépis rose, les hangars au toit ondulé flambant neuf, tout est pimpant ici,
une plaquette touristique. Même les casse autos sont esthétiques, l'une d'entre
elles entourée d'une palissade repeinte de frais avec par-dessus les empilages
d'autos, une grue d'un jaune flamboyant, presqu'un jouet en taille XXL.
Cela se passe à C. Mais C. ne lui dit
rien.
1963
Je suis chez Grosati et ça chante chez
Grand-Père. J'ai un air dans la tête, Guillaume Tell, l'Ouverture, je l'ai
écoutée sur le Pathé-Marconi de mon père. Sur la pochette du disque, la
Voix de son maître, la tête de chien près du cornet à sons résonne comme le
"papa a toujours raison" qu'il lance d'un ton moqueur. Le meuble est
en faux-bois ou en teck, avec plateau à plusieurs disques. Deutsche
Grammophon, la joyeuse cavalcade, on entend les chevaux, les hommes échevelés, carquois et flèches dans le dos, ça emmène, ça évoque la Suisse. Et la
Suisse c'est Grand-Père. Guillaume Tell, un héros, il gagne contre les forts,
la libération, les cantons, Grosati raconte et ça ne fait pas mythe. Canton de
Uri, suspend le i en l'air comme l'écho en montagne, Interlaken, et chères à
son enfance les villes de Brunnen, Reuti, l'émotion des noms de pays comme en
leur creux même. Les syllabes qui roulent dans la bouche. La musique se fait
douce quand se taisent bruits de bottes et de sabots. Comme ça que je me glisse
dans ce cœur des hommes qui pleurent leur Heimat, oh Weh, quelque
chose d'une faille qui m'accepte. Puis ça repart en rythme, la vie chez
Grosati, on écoute la musique suisse, l'accordéon, le violon, la contrebasse,
et sa voix qui yodle.
Salon de l'automobile. Sortie de la
Peugeot 404 Coupé injection, peut rouler jusqu'à 160km/heure, consomme 10
litres au cent. Prix : 20 000 francs. Sans doute la plus chic de la gamme. La 403, le modèle précédent, a été
présentée en 1955 au public.
1974
Mort de
Pompidou, c'était en avril, le 2 avril 1974.
On s'était mis
au bord du canal dans ce chemin sombre près de l'Ecluse, c'est là que ça a eu
lieu. Qu'en dire si ce n'est que ce fut fait. Et en repartant, on a vu sur la
télé de la maison de l'éclusier une photo de Pompidou dont on annonçait la
mort, c'est comme ça que je me rappelle aujourd'hui la date où j'ai pour la
première fois.
2006
A
la Synagogue de Delme, près de N., cheval à hue et à dia.
Je
me souviens de cette installation de Maïne à la Synagogue, je crois que c’est
ici que le curateur de l’Office de C. l’a rencontrée et qu’il a eu l’idée de
l’inviter.
On
lui avait donné une de nos Carte blanche pour faire ce qu’elle voulait
de notre espace. Delme est une ancienne synagogue, dessinée d’après les plans
de la synagogue de Berlin avec son dôme et son style mauresque et byzantin.
Maïne avait créé une sorte de nursery dans la salle carrée du bas. Par sa
petite taille, la pièce évoquait le cocon d’une chambre d’enfant. A l’ancien
endroit correspondant au tabernacle du Temple, là où on met la torah dans la
tradition juive, elle avait dressé un berceau vide, au dais recouvert de
dentelle blanche, doublé d’un lacet de guipure en led bleu, qui retombait de
chaque côté.
Un
peu plus loin, elle avait installé un cheval à bascule toujours en mouvement et
un grand coffre en osier, qui débordait de jouets métalliques, de toupies, de
grosses autos, de vieux bus multicolores, ça donnait le sentiment que la chambre
venait d’être quittée. Sur le mur, s’affichaient des photos représentant les
jouets d’enfant, ceux-là mêmes aperçus dans la malle, mais en sépia, évoquant
un monde révolu.
Au
premier étage, il y a une coursive qui surplombe la salle carrée, qu’on avait
repeinte en blanc, et que Maïne avait voulu laisser dans l’obscurité, elle est
bordée d’un balcon - les visiteurs pouvaient apercevoir le tabernacle en se
penchant. Elle avait sonorisé l’espace, des murmures, des mots, silence,
chut, puis une voix d’enfant s’élevait et chantait des comptines
en anglais. Le spectateur se penchait, découvrait un berceau vide et demeurait
muet à l’écoute des nursery rhymes.
Oui,
je crois que cette installation a amorcé le sillon que Maïne trace
depuis cette époque, enfance et automobile, dans lequel il est toujours
question de disparition, rendant compte de la difficulté à faire œuvre d’art
aujourd’hui.
Le
berceau vide ? Sans doute, la trace de l’art, disparu.
1963
Cinq
ou six énigmes à déchiffrer ou du tort de n'être qu'un témoin auditif.
Ma
tête entre les barreaux de la grille d’entrée, les traces sur la route les
longues traces grises pour les pneus sur le bitume et puis plus loin la tache
noire, presque ronde, et des toutes petites, juste à côté. Les taches, pour
quoi ?
Les
marques au sol, c’est sa trace, c'est tout ce que je devine.